ISNARD - S comme ...
- Çà y est, il est passé ! Je vais chercher ma pièce !
Le train s’éloignait, poussif A
travers des bouffées de fumée sale, on distinguait vaguement la colonne de
wagons. Plusieurs des plateaux décou-verts, transportaient probablement des
chars d’assaut sous de grandes bâches. Quelques soldats casqués, juchés sur les
tourelles ou assis jambes pendantes, sur le bord des plateaux regardaient le paysage ou bavardaient entre eux.
Le
jeune garçon traversait le pré en courant vers la voie ferrée, bientôt rejoint
par son frère, de 3 ans son aîné.
- Où tu l’avais mise, dis ? Où
tu l’avais posée ?
- Là, vers la traverse qui a une
tache blanche... elle ne doit pas être loin...
La campagne avait retrouvé son
calme. Les deux gamins, courbés vers le sol, cherchaient sur le ballast le long
des rails, quand l’aîné poussa un cri :
- La voilà ! Ben dis donc, elle
est drôlement aplatie ; regarde, elle est bien plus grande qu’avant ! Ce qui
avait été une pièce de un centime, en aluminium, n’était plus qu’un grand
disque informe, après les dizaines de tonnes passées dessus.
- Mais où as-tu pris cette idée
de mettre une pièce sur les rails ?
- C’est Coco qui me l’a dit. Il
en mets souvent et elles n’ont jamais la même forme après...
- Tu ferais bien de faire gaffe
; si Maman nous voit près de la voie... Il
ne termina pas sa phrase, mais son petit frère savait très bien ce qu’il
voulait dire.
Ils revinrent vers la ferme avec
leur trophée. Bélangère, la plus vieille des vaches leva la tête un instant
pour les regarder passer et se remit à brouter rapidement à grands coups de
langue et de museau. Elle devait savoir qu’on ne la laisserait que peu de temps
dans la luzerne. Celle-ci était d’autant meilleure que l’hiver se terminait à
peine.
- Attention... le jars... cria
Yann.
Coco avait un vieux compte à
régler avec ce jars qui passait son temps à se pavaner avec ses trois oies, et
à chercher la bagarre. Il avançait d’abord de loin la tête bien dressée, en
caquetant très fort. C’est lorsqu’il commençait à allonger le cou à l’horizontale et à accélérer sa démarche que le
signal de l’attaque était donné.
Souvent Coco avait un bâton à la
main, depuis qu’il s’était fait pincer le mollet et qu’il avait gardé la marque
du bec plusieurs jours durant. Mais, tout occupé de sa pièce, il n’avait pas
pris de bâton. Lui et son frère firent un grand détour dans le près. Le jars
les suivit des yeux en jargonnant très fort pour impressionner les garçons mais, au bout d’un moment, continua son
dandinement dans le sens opposé, toujours suivi de ses oies. Ouf !... il m’a
foutu la trouille encore une fois, pensa Coco.
Souvent, c’était Willy, le
berger allemand qui venait à son secours. Le cerbère entendait faire régner
l’ordre sur son domaine, surtout dans la gent animale, mais il était aussi très
attentif à ce que personne ne franchisse la grille de la cour, sans qu’il ait
attiré l’attention de ses maîtres. Mais aujourd’hui, Willy était attaché...
Coco - ce n’était pas son
prénom, mais on le surnommait ainsi car il parlait toujours de Coco, un copain
d’école qui faisait son admiration - Coco donc, rattacha la ficelle qui
maintenait tant bien que mal sa culotte courte. Sa mère le gourmandait sans cesse
voulant l’obliger à porter ses bretelles mais, à la maison le jeudi, il les
« oubliait » souvent, leur préférant son bout de ficelle, moins
tentant pour les mauvais plaisants.
En route pour le S.T.O.
En approchant de la ferme, il
enfouit sa pièce écrasée au fond de sa poche. Sa mère est sur le pas de la
porte de la cuisine, un papier à la main, l’air abattue. Coco est inquiet ;
d’habitude à l’approche de midi, maman s’affaire à préparer le maigre repas
fait le plus souvent de topinambours ou de rutabagas.
Devant l’air surpris des deux
garçons, leur mère brandit le papier «Votre frère Henri a reçu son ordre de
départ : il est désigné pour faire partie du contingent appelé à travailler en
Allemagne ».
Coco ne comprit pas tout, assez
pour se rendre compte que c’était important, que son grand frère, son idole,
allait partir, loin, et que sa mère semblait désolée à cette idée.
L’Allemagne, il ne savait pas
trop où c’était, mais il savait que les Allemands en venaient, et les
Allemands, il y en avait partout, toujours en uniforme «vert-de-gris» avec de
grandes bottes bruyantes. Il les voyait souvent défiler dans le village, le
matin en arrivant à l’école. Ils chantaient toujours en marchant au pas. Des
gens, pourtant habitués à ce cérémonial quotidien, les regardaient passer ;
d’autres faisaient semblant de ne pas les voir.
Mais pourquoi son grand frère
devait-il aller chez eux alors qu’eux étaient ici ?
Pendant le repas, sa mère tenta
d’expliquer ce qui se passait. Il y avait là, autour de la table, les trois
grandes sœurs, Poupette, Titi et Claudine et la plus petite, Claire, qui allait
sur ses six ans. Et Yann bien sûr qui l’avait accompagné près de la voie
ferrée.
Celui qui faisait l’objet de la
conversation n’était pas là. Il travaillait aux « Docks » à Tours
pour aider financière-ment la famille, et ne rentrait que le soir, et encore,
pas toujours. Il fallait économiser les pneus de la bicyclette. Aussi lui
arrivait-il de coucher chez la tante Lili
Maman continuait ses explications ; les Allemands n’avaient
plus assez d’hommes chez eux pour faire le travail puisque la plupart étaient
soldats. Ils avaient donc eu l’idée d’envoyer des jeunes français à leur place
pour travailler en Allemagne.
Cela paru à Coco assez logique
mais il se disait quand même que, si chacun était dans son propre pays, ce
serait sans doute mieux.
Maman poursuivit en disant que
çà s’appelait le S.T.O., Service du Travail Obligatoire, et que tous les grands
de 20 à 23 ans allaient partir. L’aîné des huit enfants de la famille, Martial,
était des classes en 20, mais en était dispensé en tant qu’agriculteur. Coco
demanda s’il allait partir longtemps, mais sa mère n’en savait rien.
Maman avait dû avoir de l’huile
car, fait rare, elle avait fait les topinambours en beignets. Cela avait un
petit air de fête, même s’il se brûlait un peu les lèvres en les mangeant.
Pour ne pas être tenté de la
manger trop vite, il avait caché sa demie tartine de pain sous son assiette.
Peu à peu, il perdait le fil de la conversation. Son frère allait partir, un
bouleversement de plus dans sa vie. Il trouvait que décidément, il y en avait
beaucoup. Ca ne lui déplaisait pas trop ; il aimait les changements et les
surprises. Mais que son frère Henri s’en aille, là ce n’était plus drôle du
tout.
Sa maman, Jeanne, avait acheté
cette petite ferme en 1940 il n’y avait pas loin de trois ans. Son papa,
Marius, était mort d’un cancer début novembre 1939. La famille vivait alors
dans le Nord. Les derniers jours du père furent très éprouvants.
Il venait de subir une deuxième
opération des intestins. Sa femme et sa fille Poupette, se relayaient pour lui
faire des piqûres de morphine toutes les trois heures.
Le frère cadet du papa, vint le
chercher pour le ramener chez lui, à Leforêt dans le Pas-de-Calais, bien qu’il
soit à peine transportable. C’était la drôle de guerre, et il y avait parfois
des alertes. Il avait construit une sorte de chaise à porteur pour descendre
son frère à la cave pendant les alertes, depuis le bureau du rez-de-chaussée où
il était installé.
Marius avait laissé une lettre à l’intention de ses enfants,
une sorte de testament spirituel.
« Mes chers enfants, la
première chose que je vous demande par-dessus tout, c’est de rester unis les
uns avec les autres et unis à vos oncles et tantes..
Je vous laisse une maman forte,
énergique, en même temps que bonne, qui fera pour vous au moins aussi bien que
j’aurais fait moi-même... ».
La période noire qui s’ouvrait
devant elle devait prouver combien il avait raison. Quand tout fut terminé,
Jeanne décida de partir en Touraine où vivait son père. Elle acheta une pension
de famille. Femme d’intérieur et excellente cuisinière, elle pensait que ses
talents lui permettraient de mener sa pension comme elle menait autrefois sa
maison, ses huit enfants et les domestiques.
Mais peu après l’installation,
au mois de juin 1940, l’armée allemande approcha de Tours. Il y eut de brefs
combats sur la Loire et en ville, avec des soldats français qui refusaient la
défaite. Des chapelets de balles sur la façade de la maison, décidèrent Jeanne
à s’éloigner en attendant la fin de la bataille. A son retour, des officiers
Allemands étaient installés dans les lieux. Il fallait partir de nouveau.
La pension fut liquidée et la famille se retrouva dans
une petite ferme au sud de Tours, vers la fin 1940. Là au moins, on pourrait
peut-être manger à sa faim, car déjà les restrictions limitaient les
possibilités d’approvisionnement, et le rationnement se mettait en place.
Mais que de travail en
perspective ! L’habitation était en mauvais état et il fallait tout refaire de
l’électricité aux peintures. En même temps il fallait s’occuper des bâtiments
d’exploitation.
Martial, l’aîné, avait étudié
dans une école d’aviculture et espérait bien mettre ses connaissances au
service de la famille. Pour cela, il aménagea un des bâtiments pour y installer
des éleveuses de poussins. Les premiers, achetés, devaient arriver fin mars.
Ensuite, il installa des couveuses pour produire lui-même ses poussins. Un cent
d’œufs de canes les inaugura.
Puis il installa des clapiers
pour des lapins et des parcs pour élever des poulets. Mais avant tout cela, il
fallait démolir les assemblages hétéroclites de l’ancien fermier.
Ils avaient énormément de peine
à trouver des aliments pour la volaille, et même les mères lapines devenaient
introuvables.
Les deux petits avaient pris la
coqueluche, et Titi avait du être opérée de l’appendicite. L’hiver s’éternisait
ce qui entraînerait forcément un surcroît de travail lorsque le beau temps
viendrait enfin. Mais, sans attendre, il fallait déchausser les vignes et les
tailler, bêcher le jardin. Tous travaux auxquels la famille n’était pas
habituée.
Déjà, les parents plus ou moins proches, habitant en ville demandaient s’ils pouvaient espérer du ravitaillement, légumes ou volailles. La « boustifaille » était devenue la principale, l’obsédante préoccupation des Français. A mesure que les mois passaient, les visites devenaient plus pressantes, de citadins implorant de la nourriture pour des malades ou des enfants.
L’année 1941 se passa dans
l’abrutissement d’un travail sans fin. Moissons et battages se passèrent bien,
en entraide avec les voisins, mais la récolte fut maigre. Cependant, dans
l’été, une nouvelle venue dans la ferme améliora singulièrement l’ordinaire :
Bélangère, la vache ; vint rejoindre la famille. Poupette s’en chargea
mais déplora de ne pouvoir lui donner suffisamment de tourteaux. Il y avait
bien une brasserie qui fournissait des drêches, mais elle était fermée depuis
peu, faute de grains pour l’alimenter... signe des temps...
L’automne venu, et le temps des
labours, c’est Martial qui dut multiplier les démarches, et faire intervenir
l’oncle Gabriel et ses relations pour obtenir quelques sacs d’engrais pour les
terres. L’oncle Gabriel était le subrogé-tuteur des enfants de son frère
décédé. Il était ingénieur des mines dans le Nord.
Il connaissait le directeur d’un
fabricant d’engrais qui, pour lui être agréable, demanda à son agent de Tours
d’étudier la possibilité de dépanner Jeanne et Martial. Celui-ci hésita arguant
de la réglementation interdisant de vendre de l’engrais à d’autres cultivateurs
que les anciens clients. Il alla voir Martial, constata qu’ils étaient nouveaux
venus, que l’ancien fermier n’utilisait jamais d’engrais et que,
exceptionnellement, pour lui rendre service et pour être agréable à un ami de
son patron, il verrait ce qu’il pouvait faire...
C’était ainsi ; dans la période
trouble qui s’installait, il fallait s’épuiser au travail physique, mais aussi
s’échiner en démarches lassantes pour obtenir, ou non, les choses les plus
indispensables.
Coco aimait bien être à Joué,
c’était plus drôle qu’à Tours. Il découvrait la nature : les prés, les bêtes,
et il pouvait aller presque partout sans se faire gronder.
Oh, la ferme n’était pas grande,
mais aux yeux de Coco, c’était un terrain de jeux extraordinaire. Il y avait
d’abord à l’angle du chemin qui venait du village, et de celui qui allait vers
Balland, un grand hangar. On y trouvait pêle-mêle, les outils agricoles qui
attendaient l’ouvrage au coté de tas de paille en vrac.
Derrière le hangar et avant la
haie qui bordait le chemin, un étroit passage envahi d’orties, de ronces, de
viorne et de sureaux. Il y avait aussi quelques touffes d’armoises. Jeannot le
petit voisin lui avait montré comment, en coupant des morceaux de tiges, on
pouvait se faire des cigarettes ; le bois poreux se comportait comme du tabac ;
la fumée était âcre et faisait mal au cœur, mais quelle fierté de fumer comme
les grands...
Ce passage derrière le hangar
devint vite le territoire de Coco ; son refuge, son lieu d’observation : à
travers la haie, il voyait le chemin sur au moins 300 mètres jusqu’au passage à
niveau. C’est là qu’il prit l’habitude de cacher ses trésors. C’est là qu’il
cacha la pièce écrasée par le train.
Le portail donnait sur le chemin
de Balland. A droite en entrant dans la cour, on trouvait un long corps de
bâtiments de ferme, prolongé par l’habitation. Plus loin encore le long du
chemin, le jardin potager qui allait devenir si important dans la vie de la
famille. En face du bâtiment, au-delà d’une petite cour étroite et toute en
longueur, les cabanes à lapin, la réserve de combustible et les cabinets.
Ce « lieu d’aisance »
avait une grande importance dans la vie quotidienne des enfants, surtout
l’hiver, car il participait à l’ordonnancement de la journée.
Ainsi, dès que le froid régnait,
le cérémonial du coucher était immuable. Maman remplissait de braises puisées
dans la cuisinière, la bassinoire en cuivre à long manche. Elle la glissait
entre les draps de chacun de nos lits pour que nous n’ayons pas l’impression de
nous coucher entre deux glaçons.
Pendant ce temps, nous allions,
tous ensemble, les quatre petits, « aux cabinets ». C’était une
cabane en bois de l’autre coté de la cour, à coté d’un hangar. Il faisait déjà
nuit noire et nous n’étions pas très rassurés. La cabane était assez spacieuse
et disposait d’un « trône » comme nous l’appelions, en bois,
constitué d’une large planche percée d’un trou de taille convenable. Pendant
que l’un d’entre nous opérait, les autres attendaient en demi-cercle. Chacun à
son tour montait sur le trône et nous ne regagnions la maison qu’en groupe
serré quand tout le monde avait fini.
Nous trouvions les pyjamas à
cheval sur des dossiers de chaises devant la cuisinière. Alors s’engageait une
course de vitesse contre le froid, pour se déshabiller, enfiler le pyjama et
foncer s’engouffrer dans le lit tiède, et calfeutrer soigneusement les
interstices au niveau du cou.
Au début de la guerre, l’univers
de Coco s’arrêtait aux limites de la cour et des bâtiments. Peu à peu, il
s’enhardit, découvrant les près, les fermes voisines, et surtout, la voie
ferrée si impressionnante avec ses convois fumants, à quelques centaines de
mètres de la ferme.
Impressionnante aussi, la
garde-barrière ronchonnante qui veillait sur les vantaux métalliques rouges et
blancs, mais surtout rouillés.
…Henri allait partir et rien ne
serait plus comme avant.
Bernard, fils de Raymond, fils d’Eugène
***